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Gibsonton

Floride USA

2005

J’ai toujours regardé les gens avec insistance, comme si je cherchais quelque chose à découvrir dans leur regard. Depuis que je photographie, je fais des portraits. Le regard est quelque chose que je désire profondément. Pour moi, la photographie est une quête; quête de l’autre, quête de moi-même. Le regard de la personne dans mon objectif, ainsi que le regard que je porte sur elle, sont une sorte de reconnaissance mutuelle. L’espace d’un instant, nous partageons. Nous existons. Comme si l’instant de la photographie permettait de remplir l’espace temps à l’infini. Le noir et blanc est pour moi comme l’écriture : la feuille et le trait. Selon le tracé et la disposition, le message est retranscrit.
Un jour dans une salle d’attente, je lis un article sur les freaks qui mentionne la ville de Gibsonton. Dans les années quarante, un géant a découvert et aimé ce lieu. Il s’y est installé durant les mois d’hiver. Son histoire a fait boule de neige et lentement Gibsonton est devenu un lieu de repos pour les gens du cirque et particulièrement pour les freaks. Fasciné, quelques mois plus tard, je décide d’y aller et de voir si je peux encore rencontrer des freaks pour les photographier. Je rencontre un vieux monsieur qui a été l’imprésario de plusieurs "freaks star" et qui me dit gentiment : " You are too late man, ils sont presque tous décédés ! " Un peu dépité, je commence à me promener dans Gibsonton. Je rencontre des gens, certains dans le business du cirque, d’autres qui simplement vivent là, parce que personne ne leur pose de questions. Je fais des portraits de tous les gens qui m’intéressent et chaque fois je suis surpris de leur générosité, comme si en échange de leur photo je leur donnais une certaine reconnaissance. Certains me demandent pourquoi je les photographie, ce à quoi je réponds que je suis portraitiste, que c’est mon métier. Cette réponse leur suffit. J’ai été très heureux de photographier tous ces gens, je les remercie de leur confiance, j’espère avoir retracé leurs histoires le plus fidèlement possible.

Ces portraits ont été réalisées lors de deux voyages successifs, le premier en février 2005, le second en avril 2005. Les photographies ont été réalisées avec un Hasselblad et un Mamiya C330 sur de la pellicule TXP 320.
Paris le 28 septembre 2011

Gibsonton, Floride
Cirque social

Ladies and Gentlemen… aussitôt le pied posé dans Gibsonton (aka Gibtown) en Floride, on se demande à quelle sauce on pourrait bien être mangé. D’emblée, la ville dégage une ambiance susceptible de nous rappeler l’arrivée à « Twin Peaks ». Une atmosphère étrange pour ce petit coin mythique situé à 10 miles au sud de la ville de Tampa, et dont l’un des uniques attrait est son climat plutôt clément, même en hiver. Rien de particulier de prime abord, et pourtant, Gibtown est un lieu si légendaire, que même Mulder et Scully, les personnages de la célèbre série Américaine « X-Files » y font un pèlerinage en 1995 pour ajouter un épisode à leurs trépidantes aventures. En effet, à la poursuite de l’homme Alligator, nos deux agents du FBI qui ont pour habitude de se rendre aux frontières du réel choisissent de faire un crochet par Gibsonton. Et pour cause, ces terres ont été foulées par une flopée de créatures toutes aussi suprenantes et bizarres les unes que les autres: Percilla Bejano, la femme singe et son époux Elmut par exemple. Mais encore les sœurs Hilton, siamoises, réunies par le cœur. Melvin Burkhart, l’homme à la face de caoutchouc, capable de glisser n’importe quoi dans ses narines, du tournevis au pic à glace. La femme à trois seins ou celle à barbe, l’homme à deux têtes ou le reptile humain… Que de phénomènes de foire et de malformations congénitales se sont empressées là, dans une ville d’à peine 35 km2. Un véritable musée humain.
Dans les années 40, à une époque où le cirque attirait les foules et où l’on exhibait sans rougir ce que l’on appelle les « freaks », deux personnages eux aussi hors-pair élisent domicile sur ce terrain durant la morte saison. C’est un couple pour le moins singulier -Jeanie la femme tronc, et son mari, le géant Alexander Tomaini- qui découvre Gibtown, et en fait sa résidence d’hiver, avant d’entraîner tous ses amis et vivre là en bonne intelligence. Il s’agit d’un lieu de retraite saisonnier, au doux climat, où cette insolite communauté peut se permettre d’installer ses nombreuses roulottes, ses animaux de cirque comme les éléphants, les chameaux et autres curiosités. A l’embouchure de la rivière Alafia, le « Giant’s Bar » fondé par Alexander le Géant est toujours l’un des lieux les plus conviviaux de la ville… mais son bâtisseur et sa femme ont trépassé, comme la plupart des joyeux monstres gentils de Gibtown. Inutile d’ailleurs d’essayer d’identifier les tombes de ces personnages hors-pair et hors-normes dans le cimetière de Providence Road : aucune indication ne surmonte leurs stèles. Quant à la descendance, elle est rare. Il y a au moins la fille adoptive du couple Tomaini, Judy, ainsi que son fils Alexander pour assurer l’héritage familial. Agé de 16 ans, son grand-père ne l’aurait pas renié : Alex est le plus jeune avaleur de sabre du monde. Par contre, à 75 ans, Peete, le nain avaleur de feu dont le nom de scène est Pubah, fait partie des doyens de la ville. Même chose pour Ward Hall, l’ex-agent de cette réunion de personnages hors-normes. Ils veillent sur la légende avec quelques autres, dont la Lobster Family qui a pour caractéristique d’être affublée d’une paire de pinces de homards en guise de doigts.
Plus de 50 ans plus tard, il faut croire que tous les visages se sont imprégnés d’un caractère d’étrangeté à Gibtown. Non pas que le spectacle continue mais il subsiste quelque chose dans le regard des habitants de cette ville de 9000 âmes. Un état d’esprit probablement. Comme si Gibtown, au vu et au su de cet étonnant passé, revendiquait d’autant plus son statut de zone de liberté physique et mentale. Le « Giant’s Camp », le bar du Géant, est toujours ouvert mais sa clientèle a très légèrement changé. On y croise Peete qui est un habitué ou la sensuelle Charon Henings, avaleuse de sabre de son état et presque totalement tatouée. Mais Bruce, aucune chance de l’y trouver. L’Homme Baleine aurait en effet du mal à passer la porte : ce gaillard de 54 ans accuse plus de 300 kg sur la balance et ne circule qu’en fauteuil roulant king size tant son surpoids l’empêche de trop se mouvoir et de marcher. Mais il n’y a pas de sot métier, il est tout occupé se faire un peu d‘argent en récupérant les canettes d’aluminium qui traînent dans les rues pour les vendre. Le recyclage arrondit ses fins de mois difficiles. D’ailleurs, beaucoup de citoyens de Gibtown vivent sous le seuil de pauvreté : Donald Murphy par exemple, un ex-gardien de prison handicapé, âgé de 69 ans, consacre 80% de sa retraite pour payer le loyer de sa roulotte… tout le reste passe dans l’achat de la bière et des cigarettes. Dawn fait des passes dans les rues de la ville, alors que Daniel, son amant, a un parcours chaotique fait de multiples passages en prison.
Borderline, Gibsonton reste encore et toujours l’antithèse du Rêve Américain. La médecine a fait des progrès et les malformations se font heureusement plus rares. Les monstres humains n’ont plus droit de cité. Les nouveaux « freaks » se passent de Monsieur Loyal pour les présenter. Ils sont plus encore mis au ban de la société. Loin de l’habituelle carte postale de Floride, on trouve donc Gibsonton. Des caravanes et des chemins de vie en zig zag, Gibsonton continue à être une ville étrange pleine d’équilibristes et autres êtres singuliers. Du « White Trash » qui donne le frisson. Une galerie de personnages aussi effrayants que spectaculaires. Le même cirque, toujours ou presque.

Anaïd Demir